Zinder, illustration de la crise alimentaire au Niger en 2005
La crise alimentaire déclarée au Niger en 2005 a été si peu médiatisée que l’Organisation des Nations Unies l’a qualifiée de «crise silencieuse»(1). Outre que par un déficit de production céréalière, son origine est encore difficile à expliquer. L’organisation du marché agricole et la situation socio-économique des populations pauvres n’y sont pas étrangères, quoique les médias internationaux en parlent peu. Quels facteurs ont accentué les effets de la crise? Cet article est le premier d’une série de trois où nous tenterons de comprendre la crise de l’intérieur. Il sera ici question du contexte et des mécanismes liés à la vente de la production céréalière, signes précurseurs de la crise alimentaire au Niger.
Une population victime d’un déficit céréalier chronique
Le Niger a connu une grave crise alimentaire en 2005 qui a notamment pour origine le déficit de sa production agricole atteignant près de 223 500 tonnes cette année là, et permettant de satisfaire seulement 7,5% des besoins alimentaires. À cela s’ajoute un déficit fourrager de 4,6 millions de tonnes de matières sèches ne pouvant couvrir que 36,5% des besoins. Ces chiffres hissent tristement le Niger en tête de lice des pays sahéliens dont la production céréalière est déficitaire, précédant de peu le Tchad, qui accuse pour sa part un déficit de 216 900 tonnes. La situation déficitaire résulte du cumul de deux facteurs: une agriculture peu productive générant des rendements faibles et des aléas climatiques qui rendent l’activité agricole incertaine. En conséquence, la crise alimentaire nigérienne a la particularité d’être entretenue par un déficit céréalier chronique et cumulatif. Depuis 1983, les années fortement déficitaires en matière de production agricole se sont multipliées au Niger. Ce pays est marqué par une crise agricole qui, en moyenne, prend effet tous les quatre ans. Les années pour lesquelles on a enregistré des déficits importants sont 1984, 1987, 1989, 1990, 1993, 1997, 2000 et, plus récemment, l’année 2005. Cependant, la prise en compte du seul déficit céréalier reste insuffisante pour expliquer l’origine et les effets de la crise alimentaire qui a marqué le Niger durant l’année 2005(2).
Au Niger, pour lutter contre la spirale de la pauvreté dans laquelle sont figées les familles les plus pauvres, il est non seulement nécessaire que la campagne agricole soit bonne (en termes de volume et de valeur) afin de supporter les besoins de consommation quotidienne, mais elle doit également permettre d’absorber la dette agricole contractée au cours des années antérieures. Ainsi, pour les plus démunis, la production agricole céréalière doit faire face à un double défi. D’une part, elle doit permettre aux familles de satisfaire les besoins de l’année en cours tout en permettant de générer un stock suffisamment important pour couvrir la totalité de la période de soudure(3). D’autre part, elle doit permettre à l’exploitant de dégager un surplus suffisant pour rembourser les dettes souscrites lors des années antérieures y compris les intérêts qui s’y rapportent.
Une gestion rigoureuse de la récolte
Au Niger, l’aliment de base des populations rurales est le mil, qui précède le sorgho et le niébé. Cet aspect particulier de la consommation alimentaire(4) explique la dominance de la culture du mil par rapport aux autres cultures céréalières et la gestion familiale stricte dont elle fait l’objet. La part destinée à financer les cérémonies (mariages, baptêmes, rassemblements familiaux et fêtes religieuses) ainsi que le remboursement des crédits les plus urgents est constituée immédiatement après la récolte. Cette part constitue, en volume et en valeur, la proportion la plus importante de la récolte. Un large volume sera vendu sur les marchés céréaliers et ce qui n’est pas vendu fera l’objet de tractations en nature. Le reste de la récolte va être divisé à nouveau en deux volumes distincts: un stock dit de «sécurité» (soit environ 1/3 de la part) destiné à la gestion des périodes de pénurie et un stock alloué à la consommation quotidienne (soit environ 2/3). Bien qu’il soit important de souligner que la pénurie alimentaire est ressentie de façon inégale dans les foyers suite à l’hétérogénéité de la production céréalière, il apparaît cependant que la plupart des familles disposent de suffisamment de ressources pour assurer leur consommation quotidienne et satisfaire leurs besoins essentiels durant une période de plus ou moins trois mois suivant les récoltes. Dès lors, le stock de consommation quotidienne étant épuisé, le stock de sécurité est entamé. Nombreuses sont les familles parmi les plus démunies qui n’ont pas eu une récolte suffisamment abondante pour disposer d’un stock de sécurité. En réalité, certaines n’ont même pas de quoi assurer leur consommation quotidienne, leurs ressources s’épuisant au bout de quelques semaines après la récolte!
Une récolte vendue à un prix dérisoire sur les marchés
Pour comprendre la spirale de pauvreté dans laquelle sont enlisées de nombreuses familles, il faut s’intéresser au processus de vente de la production céréalière. Dans la région de Zinder, le marché céréalier révèle deux particularités. D’une part, il est caractérisé par l’afflux massif de la production céréalière mise sur les marchés par les petits exploitants au cours des jours suivant la récolte. D’autre part, en raison de l’abondance de la ressource, la part de la récolte mise sur le marché est vendue à bas prix. Ce phénomène s’explique par la nécessité de satisfaire des besoins divers qui correspondent notamment au financement des fêtes cérémonielles, au paiement d’un complément alimentaire, aux frais médicaux, au soutien du réseau de solidarité ainsi qu’au remboursement des dettes urgentes.
Les fêtes
Le paiement des mariages, des baptêmes, des fêtes religieuses et des rassemblements familiaux constitue souvent, en valeur et en volume, la proportion la plus importante de la récolte. L’importance de la dépense associée aux fêtes cérémonielles varie selon l’étendue du réseau de solidarité ainsi que du nombre d’enfants qui composent le foyer. En milieu rural, le réseau de solidarité est généralement très étendu, tandis que la notion de foyer renvoie au concept de la famille élargie. Au Niger, la polygamie constitue une pratique commune. Ainsi, les foyers sont fréquemment composés d’un nombre de membres conséquent. La fréquence des fêtes cérémonielles est, elle aussi, une donne importante. Il n’est pas rare que, durant plusieurs années consécutives, un chef de famille soit sollicité à répétition par son réseau de solidarité afin qu’il contribue au financement d’un ou de plusieurs baptêmes ou mariages. Afin de faire face à ces dépenses, une grande majorité de ruraux s’endettent sur leurs récoltes futures et, parfois, hypothèquent la totalité ou une partie du cheptel.
Les fêtes religieuses (al aide fitr et al aide kabire ou tabaski) représentent aussi un coût important qui peut, selon les aléas du calendrier, s’ajouter aux dépenses à satisfaire au moment de la récolte. L’al aide fitr marque la fin du jeûne du ramadan. La pratique du jeûne comporte en soi un certain coût. D’une part, tout au long de la durée du ramadan, la rupture du jeûne consiste à se nourrir d’un repas «spécial» ou «festif». Cette pratique est réalisée par des familles disposant des ressources suffisantes. Ce repas est généralement composé de spaghetti (fréquent en zone urbaine), de légumes, de viande ou de semoule. D’autre part, la période du ramadan est caractérisée par une tendance inflationniste du prix des denrées alimentaires consommées pour l’occasion. Ces denrées font l’objet d’une spéculation de la part des commerçants résidant en zone urbaine, ce qui a pour conséquence d’augmenter de façon significative les dépenses quotidiennes des familles, phénomène qui, a fortiori, fragilise d’autant plus les familles les plus pauvres. La tendance inflationniste portant sur les biens de consommation alimentaire courants est globalement de l’ordre de 50% sur la période, même si certaines denrées sont plus sujettes à la spéculation que d’autres. Au mois de novembre 2005 (période de ramadan), une hausse significative des prix des produits alimentaires a été constatée. Cette tendance est soutenue d’une part, par le déséquilibre entre l’offre et la demande et, d’autre part, par la pratique du stockage des produits par les commerçants afin de créer une pénurie temporaire dans les magasins, multipliant les bénéfices au plus fort de la période de pénurie.
L’al aide kabire (ou tabaski) est fêtée deux mois et environ dix jours après le ramadan. C’est l’une des fêtes religieuses les plus significatives en Afrique de l’Ouest. La tradition veut que les chefs de famille achètent un mouton pour les leurs. Quoiqu’elle soit moins fréquemment suivie en milieux ruraux, cette pratique revêt un caractère particulièrement symbolique. Afin d’honorer ses devoirs, le chef de famille n’hésite pas à s’endetter pour pouvoir acheter l’animal. Au cours de l’année 2005, le mouton a fait l’objet de pratiques spéculatives importantes. Pour la tabaski de l’année 2005, le prix du mouton à Zinder a fluctué entre 25 000 FCFA(5) et 80 000 FCFA (respectivement 56 US$ et 180 US$(6)). Indirectement, même les populations établies en milieu rural et n’ayant pas les ressources suffisantes pour acheter un mouton pour leur famille peuvent être sollicitées pour contribuer à l’achat de ce dernier au profit d’une tierce personne à travers le réseau de solidarité. Par ailleurs, la fête de la tabaski nécessite l’achat de vêtements neufs pour l’ensemble des membres composant le foyer. Cette pratique est à l’origine d’un endettement important et souvent chronique.
Les besoins essentiels et le réseau de solidarité
L’achat d’un complément d’alimentation et de condiments représente une nécessité au même titre que de subvenir aux dépenses urgentes du foyer. Les consultations médicales et l’accès aux médicaments sont payables exclusivement en liquidités dans les centres de soins intégrés et les pharmacies. En milieu rural, les exploitants les plus pauvres sont donc obligés d’attendre la vente de la récolte. Les éleveurs en situation de précarité se trouvent contraints de vendre à perte un animal en période de soudure afin de se procurer de l’argent liquide pour faire face à ce type de dépenses urgentes, dans le cas où celles-ci ne peuvent être différées. Ainsi, les facteurs prenant part aux processus de décapitalisation du cheptel ne sont pas essentiellement liés à l’approvisionnement en alimentation, mais peuvent avoir d’autres causes.
La pauvreté dans laquelle évoluent les populations impose de solliciter l’aide des proches ou de l’entourage. Même si la plupart des individus investissent dans leurs réseaux de relations sociales lors des périodes de récolte, l’entretien du réseau de solidarité nécessite un investissement régulier et significatif. Bien que ce dernier ne soit pas forcément important en termes de valeur absolue, il l’est toujours en termes de valeur relative. Conséquemment au peu de ressources disponibles sur l’ensemble de l’année, le réseau de solidarité est sollicité de façon quasi continuelle par les familles les plus démunies. Ceci souligne la forte dépendance des familles et donc, l’obligation de rémunérer l’aide dès que les ressources le permettent. Il est fort probable que durant la période de soudure, celui qui possède un réseau de relations sociales étendu soit plus à même de faire face à la crise pour autant qu’il sollicite son réseau. S’étendant à une population urbaine composée de migrants saisonniers venus en ville pour chercher un complément de revenu, ce réseau de relations constitue une aide pour les populations villageoises établies en milieu rural.
L’abondance de denrées sur les marchés résulte des pressions économiques et sociales quotidiennes des familles pauvres. Le phénomène est à l’origine de la spirale déflationniste qui caractérise les prix de vente de la production céréalière au moment même de la récolte dans la région de Zinder. Tandis que le déficit céréalier reste trop souvent présenté comme l’explication globale de la crise qui a profondément affecté la population nigérienne, l’environnement socio-économique des familles pauvres et les pratiques spéculatives en constituent des facteurs déterminants. Mais quels sont les mécanismes développés par les populations pauvres afin de faire face à cette crise et comment les pratiques spéculatives exercées par les grossistes céréaliers en accentuent-elles les effets? Afin de mieux comprendre ces mécanismes, un prochain article évoquera les processus d’endettement des familles, le processus de spéculation des prix et la dynamique spatiale comme stratégie de survie des plus pauvres.
Auteur : François-Xavier de Perthuis de Laillevault. Article publié dans Le Panoptique, le 15 décembre 2007.
Notes
(1) «Entretien avec Helena Maria SOMEDO, responsable de l’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) au Niger». Afrik.com. Consulté le 1er novembre 2007.
(2) PERDRIX, Philippe, «Tirer les leçons de la crise». Jeuneafrique. [en ligne].
(3) Pour les agriculteurs, la période dite «de soudure» fait référence aux périodes de pénuries qui se produisent avant les récoltes, lorsque les réserves de nourriture sont épuisées et que les prix du marché sont élevés. Pour les éleveurs, cette période correspond à la fin de la saison sèche et fait suite à la raréfaction des pâturages et aux maladies qui déciment le bétail.
(4) Les céréales consommées au Niger sont essentiellement le mil (prépondérant), le sorgho, le maïs, le riz et le blé. Le mil et le sorgho sont surtout consommés en zone rurale alors que le riz et le maïs sont plus consommés en milieu urbain. Après les céréales, viennent les légumes et les légumineuses tels que le niébé.
(5) L’appellation « franc CFA » signifie franc de la communauté financière d’Afrique pour les pays membres de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-afrcaine dont fait partie le Niger).